Soirée à l'atelier de Lucien Simon

Soirée à l’atelier, 1904 – Huile sur toile, 228 x 300
Collection de la Fondation Iris et B.Gerald Cantor – Supposée disparue dans l’attentat du World Trade Center

Énigme autour de ce très beau tableau

Probablement disparue en 2001 dans les décombres du World Trade Center, la très belle et grande peinture de Lucien Simon intitulée Soirée dans l’atelier a suscité autant de commentaires très élogieux en France et aux États-Unis à l’époque qu’elle soulève aujourd’hui d’interrogations sur sa survie à cette catastrophe parmi les plus dramatiques de l’époque contemporaine. Cette peinture de 1904 a marqué dans la vie et l’œuvre de Lucien Simon. Tant par ses qualités propres et pour l’intérêt historique de la scène représentée que pour son histoire mouvementée et son destin mystérieux, ce tableau mérite un commentaire plus approfondi que beaucoup d’autres.

Un parcours étonnant pour cette grande belle toile : admirée, honorée, perdue de vue, puis retrouvée et aujourd’hui de nouveau disparue ou rescapée ?

Cette grande toile de 2 mètres 29 par 4 mètres 58, datée de 1904, a été exposée au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts de 1905 puis au Carnegie Institut de Pittsburg en Pennsylvanie, la même année lors de la 10e exposition annuelle où elle a obtenu une médaille de première classe. Elle a été alors acquise par le Carnegie Institut de Pittsburg, puis a figuré en 1912 à « l’Exposition Internationale d’Arte » de Venise d’où elle a été retournée en 1913 aux États-Unis. Ensuite elle a été perdue jusqu’en 1972 où elle aurait été en dépôt chez Henry Nash. Par la suite, elle a été vendue par Christie’s le 11 mai 1979 dans la vente « Impressionnisms, modern and contemporary paintings », et depuis lors figurait dans la collection de la Fondation d’Iris and B. Cantor.

Nous reviendrons pour relater les incertitudes qui entourent le sort actuel du tableau en dépit des recherches entreprises pour savoir s’il a été ou non détruit dans les sous-sols du World Trade Center de New York.

Commentaires des critiques d’art en 1905

Auparavant ne serait-ce que pour mesurer l’importance de cette œuvre, il y a lieu d’en décrire le sujet et notamment les personnages qui y figurent, tous liés de près au peintre Lucien Simon. D’ailleurs les critiques de l’époque s’en sont chargés, et, en leur laissant la parole, on perçoit en même temps la forte impression qu’elle avait produite sur les contemporains. Voici donc ci-après un extrait de l’article de R. de Félice « La peinture au salon » dans la revue l’Art décoratif de juin 1905.

Sous le titre de Soirée dans un atelier, M Simon nous montre l’aboutissement de vingt années d’acharné labeur et de progrès continus, l’œuvre enfin qui le classe définitivement comme un des maîtres de l’école française. « L’atelier des Batignoles » date d’un tiers de siècle : quel peintre a su depuis lors grouper dans un cadre avec ce naturel, cette beauté aisée de composition, dix personnages qui n’aient pas l’air de poser devant un photographe ?

Article de R. de Felice « La peinture aux Salons », dans l’Art Décoratif, juin 1905.

Sous le titre de Soirée dans un atelier, M. Simon nous montre l’aboutissement de vingt années d’acharné labeur et de progrès continus, l’œuvre enfin qui le classe définitivement comme un des maîtres de l’école française. « L’atelier des Batignoles » date d’un tiers de siècle : quel peintre a su depuis lors grouper dans un cadre avec ce naturel, cette beauté aisée de composition, dix personnages qui n’aient pas l’air de poser devant un photographe ?

C’est l’atelier même de Lucien Simon : Autour de ses deux filles, beaux enfants blonds, vermeils, radieux de vie, que déjà nous connaissons bien et que nous aimons pour le rayon de joie qu’ils mettent dans l’œuvre austère de leur père, sont réunies deux jeunes femmes et les familiers de la maison, ce petit cénacle d’amis fraternels et d’excellents artistes si étroitement unis depuis vingt années. Auprès de René Ménard, assis au centre du groupe, causent debout dans la pénombre de l’arrière-plan Charles Cottet, puissant profil roux et René Prinet dont les lunettes scintillent de reflets ; à gauche, Georges Desvallières, en habit, est assis sur un canapé au dossier duquel s’accoude Édouard Saglio. Une femme vue de dos, en robe de satin gris ardoisé que barre une écharpe verte, et les fillettes vêtues de blanc, relient la sombre masse des habits noirs à la masse colorée que forment à droite deux autres jeunes femmes. L’une, blonde et vêtue de bleu, s’incline dans une attitude d’une grâce inachevée vers la figure olympienne de René Ménard, en déployant son éventail de dentelle blanche et de nacre. Une merveille de simplicité dans le rendu et de réussite, cet éventail ! L’autre, brune, en soie marine, coiffée d’une sorte de chapeau-turban d’une lourdeur excessive est assise de face près d’une table à thé, pensive et inoccupée.

Ce qui manque à cette œuvre, on le devine bien : c’est un peu plus d’enveloppe et de mystère, de féminité dans la grâce et aussi une expression plus vivante des physionomies, la palpitation mystérieuse de l’âme, en un mot ce qui rend délicieux les portraits d’Ernest Laurent, et ce qu’il y a de poignant et de profond dans ceux de Carrière.

Mais quelles merveilleuses qualités de peintre ! Quelle sûreté infaillible, quelle hardiesse et quelle mâle franchise dans les accords de tons, dans la répartition des ombres et des lumières, dans la subordination des détails à l’ensemble, dans l’étagement des plans et la simplification des masses.

Les réserves formulées à la fin de ce passage donnent a contrario leur prix aux sentiments admiratifs du début.

Autre critique influent, (et futur directeur du musée du Luxembourg), Monsieur Léonce Bénédite, ne cache pas son intérêt pour le tableau dans un article de Art et Décoration :

Article de M. Léonce Bénédite, dans Art et Décoration

On hésite à décerner des palmes et des couronnes comme dans les distributions de prix. On ne peut toutefois s’empêcher de proclamer que Monsieur Simon est peut être, dans les deux salons, la toile la plus forte et la plus significative. C’est l’œuvre d’un artiste confiant, sûr de lui, clairvoyant, et s’efforçant avec franchise de noter chaque jour le spectacle coutumier de la vie qu’il perçoit avec une vision neuve et personnelle.

Dans l’atelier de l’artiste sont réunis les amis familiers, Messieurs Cottet et Ménard, Desvallières, Saglio et Prinet, et les femmes des amis et les enfants disposés dans les hasards de la causerie. En apparence du moins, car si le régisseur n’est pas intervenu dans le placement des personnages, l’arrangement de la scène n’en est pas moins prévue en vue de l’impression d’unité. Car dans cette toile si riche et si forte où l’intérêt s’éveille à chaque détail soit à propos de la physionomie des personnages, soit sur l’éclat et l’imprévu des accords, soit à l’occasion de l’exécution, large, robuste, libre et spontané, ce qui domine, comme dans toutes les œuvres fortes, c’est la grande impression d’unité : unité dans la composition lumineuse de la scène, dans cette lumière d’intérieurs colorée, chargée d’atomes et en même temps transparentes et pénétrantes au milieu de laquelle les chairs se baignent et se réchauffent, les couleurs s’avivent et s’harmonisent ; unité dans la symphonie des accords, graves, sonores et profonds, riches dans leur sobriété ; des gris, des bleus, des mauves, tons parents qui jouent avec des rouges sombres, des bruns et des tons rosés de chair, traversés par les éclats opposés des noirs et des blancs dans les grands neutres gris et roux du fond ; pour tout dire, unité matérielle et unité morale de la scène. Avec quels regrets voit-on cette toile échappée à nos musées !

On comprend que Monsieur Bénédite, en tant que responsable du Musée parisien des artistes contemporains, déplore le départ à l’étranger d’un tableau à ses yeux si important. On peut à l’inverse se féliciter qu’un peintre français ait retenu l’intérêt d’institutions internationales faisant autorité à l’époque, telles que le Carnegie Institute de Pittsburg et la Biennale de Venise, élargissant ainsi sa réputation au-delà de nos frontières.

Personnes et lieux représentés

La scène évoque assez précisément son époque, la vie d’un milieu artiste et cultivé. La pièce est comme le titre l’indique l’atelier de Lucien Simon, Boulevard Montparnasse qu’il devait quitter l’année suivante pour la maison qu’il faisait construire non loin rue Cassini, près des jardins de l’Observatoire, maison où il devait s’installer pour le reste de sa vie. Cet atelier est presque un salon avec de beaux meubles anciens, des tableaux aux murs. L’assemblée réunie, le groupe des amis peintres, leurs jeunes femmes élégantes et ravissantes et les deux fillettes un peu désorientées au milieu de ces grandes personnes. Pas de formalisme, mais de la tenue, c’est encore un peu le XIXe siècle, pas encore le style « montparno » des artistes de l’École de Paris des années 1920. Les « trois Jeanne » (Jeanne Simon, Jeanne Prinet, Jeanne Ménard) qui aiment à partager entre elles et leurs maris, les émotions et les découvertes artistiques des voyages en Italie, qui agrémentent les échanges entre peintres de culture identique mais de tempéraments bien variés : entre Prinet et Ménard, on voit Desvallières, Saglio, Cottet. L’auteur ne s’est pas représenté contrairement à des tableaux ultérieurs qu’il faudrait rapprocher de celui-ci groupant dans son lieu de travail son entourage intellectuel et artistique comme familial.

Rapprochement thématique avec d’autres œuvres connues

C’est ainsi, par exemple que le Musée des Beaux-Arts de Tours présente une huile sur toile de dimension restreinte (0,420×0, 527m) intitulée « Réunion de famille chez l’artiste » qui groupe parents et amis dans l’atelier du 4bis rue Cassini. Le tableau date probablement des années 1910 d’après les vêtements, moins cérémonieux que dans Soirée dans l’atelier, mais cependant encore habillés. À noter en particulier, au premier plan Jeanne Simon avec une fleur rouge sur une robe longue (il existe par ailleurs un grand dessin au fusain grandeur nature représentant l’épouse de Lucien Simon dans la même pose). L’épouse du peintre est là de face, le visage tourné vers un groupe d’hommes alors que dans le grand tableau, elle est représentée de dos mais là aussi en conversation avec ses invités.

Réunion de famille chez l’artiste, vers 1910 de Lucien Simon

Réunion de famille chez l’artiste, vers 1910
(dans l’atelier du 3bis rue Cassini) 42 x 52
Musée des Beaux-Arts de Tours

portrait-de-jeanne-simon-7c940

Dessin de Jeanne Simon à la rose (même pose que dans la réunion de famille) Fusain, personnage grandeur nature, Collection particulière

On peut aussi évoquer dans un genre et avec des dimensions bien différentes la grande décoration du Sénat sur la reprise des activités artistiques et littéraires après la guerre de 14-18. Là encore dans un grand atelier, musiciens, peintres, sculpteur, bibliothécaires se côtoient dans un grand atelier ayant vue sur Paris, et là Lucien Simon avait introduit son autoportrait. (Il est prévu de consacrer ultérieurement des articles à cet important ensemble)

Du collectionneur Henri Nash à l’Iris and B. Gerald Cantor Collection

Comme indiqué précédemment, ce grand tableau qui a traversé plusieurs fois l’Atlantique de Paris à New York, de New York à Venise et aux États Unis mêmes, semble avoir passé souvent de la côte Est aux rivages du Pacifique, sans qu’il ait été possible de préciser son itinéraire entre 1914 et 1972.

À cette date, il a été nettoyé et reverni par Henry Nash, son propriétaire et restaurateur. Il semble que ce soit celui-ci qui l’ait adressé à Christie’s en décembre 1978 et mis en vente dans le cadre d’une vente aux enchères spéciale consacrée aux « Impressionnists, Modern and Contemporary paintings » le 11 mai 1979. Soirée à l’atelier a alors été achetée par Iris et Gerald Cantor, collectionneurs américains. Depuis lors, sous le titre « Studio party », ce tableau figure dans « The Iris and B. Gerald Cantor Collection » dont le catalogue intitulé « Rodin and his contempories » comporte une notice sur le tableau et son auteur reproduite en annexe.

Plusieurs documents et témoignages attestent de l’intérêt qu’Iris et Gerald Cantor portaient à ce tableau. C’est ainsi qu’en 1985 leur collaboratrice Susen A. Zeitlin remerciant Mlle Prinet (sœur du peintre René X. Prinet, ami de L. Simon) d’avoir indiqué le nom des personnes figurant sur cette toile : « it is positivly beautyful with all the lovely colors showing through ». Elle ajoute cependant qu’ils ne seraient pas disposés à l’envoyer en Europe pour figurer à une exposition, étant donné ses dimensions, et la grande valeur qu’il représente à leurs yeux.

On ne peut que regretter aujourd’hui que cet attachement ait privé les européens contemporains d’une occasion de contempler cette œuvre, ce qui risque bien de ne plus être possible même en allant en Amérique.

2001, disparition avec le World Trade Center ?

Une grande partie de la Collection Cantor, notamment de très nombreuses sculptures de Rodin ainsi que des tableaux, a été entreposée dans les sous-sols du World Trade Center de New York, une autre partie était exposée dans les locaux de la Collection, cet emplacement représentant alors un maximum de sécurité. Déjouant tous les jugements et analyses d’experts, ces bâtiments, cibles de l’attentat terroriste du 11 septembre 2001, se sont effondrés sur leurs sous-sols entrainant non seulement la mort de milliers de malheureux, mais détruisant aussi la quasi-totalité des objets s’y trouvant, dont ces collections si précieuses.

Très peu d’objets ont été retrouvés au cours du déblaiement qui a précédé la reconstruction de l’édifice implanté à l’emplacement même du World Trade Center. Certains provenant de la Collection Cantor ont été ainsi récupérés mais pas cette grande peinture Studio Party. Ces objets ont été transférés au siège de la Collection à Los Angeles, ce qui parait signifier la disparition définitive de cette œuvre centenaire ! C’est tristement en effet très probablement le cas.

Cependant une incertitude demeure, le ménage Cantor gardait chez eux en Californie des objets et tableaux auxquels ils tenaient spécialement et qui, de ce fait, ne figurent pas dans le catalogue de la Collection Cantor. Il n’a pas été possible d’obtenir des précisions sur la situation exacte du Studio Party à cet égard, d’autant que M.Gerald Cantor est mort maintenant et que sa femme et associée Iris Cantor a vendu une partie des œuvres lui appartenant et a conservé d’autres dans divers appartements personnels.

L’enquête continue sur le destin de cette œuvre majeure

Une demande d’information adressée à Monsieur Bernard Bareyte, Curator of European Cantor Center est restée sans réponse

En attendant d’être absolument sûr du destin de ce tableau (dont les écrits de l’époque et les photographies nous donnent, somme toute, la même information que s’il était aujourd’hui dans les réserves d’un musée au bout du monde !), il y a chez Laurent Boyer, petit-fils de Lucien Simon, un petit carton peint représentant Saglio disposant trois figurines habillés pour la composition de Soirée dans un atelier. Saglio figurera lui-même adossé au dossier du canapé sur la gauche du tableau. On distingue nettement sur cette étude, la disposition des tableaux qui se trouvent sur les murs formant le fond de la pièce et on reconnait sur maquettes réduites les costumes de certains des personnages féminins ; les artistes à l’époque recouvraient parfois à l’utilisation de figurines habillées pour étudier la composition et l’éclairage du tableau.

On connait aussi l’existence de plusieurs études fragmentaires ayant servi à la préparation de l’œuvre définitive et qui renseignent sur les modes de travail de l’artiste, notamment un portrait du peintre Charles Cottet au crayon et rehauts de gouache.

L’enquête continue.


Lire l’article sur le dénouement de l’histoire de cette oeuvre : Heureux dénouement autour de l’oeuvre « Soirée dans l’Atelier »